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La laïcité en Turquie : création, controverses et oppositions

La Turquie fait partie des rares pays dans le monde à avoir inscrit la laïcité dans sa constitution. En effet, si beaucoup des pays du monde n’imposent plus sous forme de compromis « concordataire » de religion d’État, la laïcité n’est de son côté que très rarement définie juridiquement. Malgré l’inscription toutefois de la laïcité dans les articles de sa constitution, beaucoup d’observateurs ne considèrent pas la Turquie comme un pays laïc, encore moins depuis l’accès au pouvoir du président Recep Tayyip Erdoğan. Quelle est l’histoire de cette laïcité et pourquoi est-elle tant controversée ?

Origine de la laïcité turque

     La laïcité turque est introduite à la fin du Califat turc, lors de la révolution kémaliste et l’arrivée au pouvoir de Mustafa Kemal Pacha, dit Ataturk, le « Turc-Père ». Son instauration débute en 1924 au moment où est prise la décision de mettre l’éducation sous le contrôle de la République et d’abolir l’enseignement religieux. Ces réformes maintiennent pourtant l’Islam comme religion d’État. Dans les années qui suivirent, la laïcité gagna du terrain jusqu’en 1928 où toute référence à l’islam fut supprimée de la Constitution. En 1931, un amendement est publié définissant le laïcisme ainsi que les cinq autres principes du kémalisme. Il est ratifié en 1937, donnant force de la loi à la laïcité au sein de la Constitution.

Cette laïcité est donc imposée de force par le nouveau régime, contrairement à la France par exemple, où les avancées démocratiques ont accompagné une laïcisation et une sécularisation des institutions et de la société. La Turquie a un rapport à la religion très différent. En effet, on estime qu’entre 90 et 98 % de la population turque est de confession musulmane. L’athéisme est très peu revendiqué tandis que la diversité religieuse ne fait pas l’objet de reconnaissance de la part des institutions. La séparation du clergé de l’État a donc été très complexe.

Attaques et protection de la laïcité

     Cette laïcité imposée de force et cette population très largement croyante et pratiquante créent une grande instabilité politique. En 1950, le parti kémaliste perd les élections face au parti démocrate, poussé par les religieux ainsi que les habitants des zones rurales ignorées par le développement. Ce parti fait une entorse à la laïcité, notamment en rétablissant l’enseignement coranique en arabe et en restaurant la tolérance envers certains usages, comme la polygamie ou encore le port du voile au sein des universités. Ces changements soutenus par le peuple aboutissent à une dérive par le bas du principe de laïcité, ce qui n’est pas étranger à la montée en puissance d’un gouvernement autoritaire. Ce dernier joue sur le double tableau d’un islam puissant et d’un nationalisme exacerbé.

Cette poussée de l’autoritarisme peut expliquer la tentative de coup d’état progressiste orchestré par les milieux d’affaires et par l’armée en 1960 et qui s’affiche en tant que protecteur de la laïcité. Ce coup d’État n’est que le premier parmi une longue série. En effet, jusqu’en 1980, un coup d’État est réalisé tous les 10 ans environ par l’armée, puis la reprise de la démocratie mène quasiment toujours à une poussée des partis religieux. Ces partis sont dissous tous les 10 ans également mais réapparaissent sous de nouveaux noms.

Instrumentalisation politique de la religion

     La thématique de la religion s’invite souvent dans le cadre des élections et apparaît comme un tremplin pour la victoire électorale, en particulier pour obtenir les voix des 80 % de turcs vivants en zones rurales et extrêmement croyants. L’acceptation du port du voile dans les lieux publics ou la tolérance envers certaines pratiques condamnées par la justice pour atteinte à la laïcité sont des arguments qui ont très souvent été soulevés par les différents partis et candidats.

En effet, la population rurale n’est que peu concernée par l’autoritarisme des gouvernements turcs tant que les traditions peuvent être pratiquées librement. Ce sont les élites, et notamment les milieux d’affaires, qui ont toujours initié les coups d’État progressistes et libéraux, et ce sont les campagnes et la droite religieuse qui réinstaurent des partis autoritaires au pouvoir.

L’exemple le plus flagrant et le plus récent est celui du président Erdoğan. Il devient premier ministre en 2003 et atteint le poste de président en 2014. Il est le premier président élu au suffrage universel direct, ce qui met en lumière le soutien dont il bénéficiait et dont il bénéficie aujourd’hui. Son parti, l’AKP, est un parti religieux bâti sur les restes d’anciens partis supprimés par les différents coups d’État.

Dès 2003, il instaure un régime autoritaire voire dictatorial mais toujours avec le soutien d’une partie de la population turque, laquelle continue à maintenir l’AKP majoritaire au parlement. Un coup d’État est tenté en 2016 par une partie de l’armée et par des croyants modérés. Ce putsch, vite confondu et associé aux attentats de l’État Islamique et au conflit avec les Kurdes, lui permet de se faire plébisciter et d’obtenir les pleins pouvoirs en toute légitimité et légalité. C’est donc encore une instrumentalisation de la religion qui permet de maintenir son pouvoir en place.

La laïcité en Turquie a donc toujours été un sujet conflictuel, cela depuis Ataturk. Le fait qu’elle ait été imposée dans un pays très croyant a placé la laïcité en ennemie de la religion et a donc singulièrement nui à sa popularité. Ces conflits ont mené à de nombreux coups d’État, tandis que la religion reste en permanence un thème de campagne électorale.

Raphaël Huot de Saint Albin